Fragilité critiqueun projet de Meret & Ursula Kraft Penser l’air comme l’essence même du souffle de vie, c’est tenter de matérialiser l’immatérialité; c’est rendre l’air à la fois objet d’une réflexion et sujet d’un travail photographique. Invisible, impalpable, incolore et inodore par essence, l’air est le support de tous les mouvements qui nous habitent et qui nous entourent. Principalement composé d’oxygène, cet élément vital omniprésent est un bien commun précieux, qui structure la vie à des échelles multiples, infiniment petites comme immensément grandes. Comme l’écrivait le philosophe Peter Sloterdijk, l’idée que « le monde n’est strictement rien, sinon la bulle de savon d’un souffle globalisant » nous renvoie à cette idée que la membrane extrêmement fine d’une sphère engloberait un souffle de vie le temps d’un jeu de tensions gazeuses subtiles. Dans la série photographique fragilité critique, les bulles d’air peuvent d’abord être lues comme cette incarnation visible du souffle dans l’extériorité. En écho à la philosophie pluridisciplinaire des Observatoires des Zones Critiques, théorisé entre autre par Bruno Latour, la thématique de l’air nous a immédiatement renvoyées aux questionnements autour de Gaïa, une proposition de changement de cosmologie où, à la fois tout ce qui a permis l’évolution de la vie comme tout ce qui pourrait la détruire, se joue au sein d’une surface d’une dizaine de kilomètres d’épaisseur: la Zone Critique. Les bulles d’air deviennent alors comme un miroir de cette réflexion; dans leur apparence sphérique, la fine pellicule extérieure qui englobe la masse d’air en perpétuel mouvement, est à son échelle, similaire à celle de l’épaisseur de la zone critique à l’échelle de notre planète. Intuitivement, l’air est d’abord ce que nous absorbons et rejetons dans une répétition automatisée et continue d’approvisionnement de nos cellules par la respiration, permettant tous les processus métaboliques, que pour autant nous conscientisons que peu. Ces principes cycliques se jouent à des niveaux très divers, aussi entre les couches géologiques, les nappes phréatiques et l’atmosphère; c’est pourquoi nous mettons en lumière dans cette série photographique des analogies formelles au vu de ces deux échelles. D’un côté, les premières 5 photographies semblent comme des métaphores de corps planétaires; proche d’un regard macro, les sphères nous transportent vers une échelle astrale. Le contour, épiderme sombre, y prend toute son importance. La deuxième partie de la série, elle, dépeint des formes amorphes, plus organiques, donnant l’impression d’entrer dans une vision microscopique, à une échelle cellulaire. La multiplication de certaines bulles de savons entre elles a été observé par des chercheurs comme une transformation proche de la division cellulaire, principe sur lequel repose la perpétuation de la vie. Conscientiser l’interdépendance et l’autorégulation de la plus petite cellule à nous autres humains, grands mammifères, en passant par le règne végétal minéral ou bactérien, c’est accepter de non pas seulement s’espérer comme grand sauveur ou protecteur des bouleversements en cours mais de se comprendre comme l’un des éléments appartenant à une grande communauté d’organismes qui interagissent entre eux. Avec la série fragilité critique, nous avons donc cherché à rendre compte des multiples facettes de l’air dans une abstraction voulue, telles des évocations « mémentos aériens » du tressage symbiotique constitutif de notre Zone Critique. L’extrême fragilité de la membrane de la bulle d’air nous renvoie à l’amincissement progressif de la couche d’ozone, jusqu’à un possible éclatement. Alors, la brutalité de la déflagration devient le reflet du possible cataclysme à venir, une fois les réactions en chaîne amorcées. Nous nous sommes aussi interrogées sur les bulles d’air encloisonnées dans la glace, elles qui aujourd’hui détiennent une ressource incroyable de données sur l’état de notre atmosphère en d’autre temps. Tel un contrepoint à notre projet, ces bulles encapsulées dans les carottes de glace sont les vestiges de temps passés, des témoins figés à analyser par la communauté scientifique. En écho à cette réflexion temporelle, notre série photographique montre les bulles d’air comme des objets symboliques, qui eux font face à l’immédiateté du présent. La bulle d’air, sous toutes ses formes, devient simplement un symbole de la mémoire climatique. Le médium photographique est par essence celui qui permet de figer un instant, de rendre compte de l’éphémère. Quand il rencontre un sujet aussi essentiel qu’abstrait qu’est l’air, il nous donne doublement à voir : rendre à portée de regard un questionnement autour de ce bien commun permet un autre accès, plus sensible, et offre ainsi une résonance intime aux différentes problématiques écologiques auxquelles doit faire face notre société. C’est l’existence de récits et regards multiples qui bien souvent éveille les envies et engagements. Le langage visuel que nous avons développé pour ce projet était également le résultat d’une collaboration intergénérationnelle, une réflexion entre mère et fille, l’une artiste et l’autre étudiante aux Beaux-Arts de Paris. Rendre visible et lisible la fragilité de nos possibles futurs en alliant nos sensibilités revenait à partager nos observations autour de l’éthéré. Comme souvent quand on parle d’air, d’atmosphère, on lève presque instantanément le regard et contemple le ciel. Garder ce point de vue pendant nos prises de vues offre une clé de lecture avec la présence des nuages dans l’arrière plan. Leurs mouvements et densités deviennent alors comme un point d’accroche, sans pour autant révéler l’échelle ou encore le sujet photographique. En réponse au caractère primaire incolore et donc invisible de l’air, nous avons pris le parti pris de travailler en noir et blanc. Renforcer l’abstraction était une possibilité de laisser libre cours aux projections et interprétations des « regardants ». Avec la série fragilité critique nous avons donc figé la mémoire d’un instant, presque insaisissable, où l’apparition et la disparition si succincte, dans leurs tensions et fragilités, fascinent. Éternel présent de nos espaces de vie, l’air y devient un objet tangible, observable, symbolique. Il nous semblait important de formaliser les souffles globalisants de notre mémoire climatique. Dans ce moment de crise du vivant mais aussi de crise de nos relations au vivant, nous espérons ouvrir une réflexion critique par une confrontation sensible avec ces fragiles « mémentos aériens ». | fragilité critique 1.1 | fragilité critique 1.2 | fragilité critique 1.3 | fragilité critique 1.4 | fragilité critique 1.5 | fragilité critique 2.1 | fragilité critique 2.2 | fragilité critique 2.3 | fragilité critique 2.4 | fragilité critique 2.5 |